Jean Gabin est mort le 15 novembre 1976. Du Front populaire de 1936 jusqu'aux années soixante, il a été l'incarnation de ce qui fut alors en France un peuple, porteur d'une morale et d'une esthétique de la résistance au pouvoir, de la loyauté, de l'endurance et d'une permanente aspiration à la liberté. Gabin a donné corps à ce peuple : une force ramassée qui bouge peu mais bien, une «tenue» qui est exactement ce que les Grecs appelaient «ethos», une façon de scander les mots avec cette noblesse populaire qui vient se condenser dans sa langue, l'argot.
Ayant tourné dès le début sous la direction des plus grands réalisateurs (Carné, Renoir, Duvivier, Grémillon, Becker), Gabin est le personnage emblématique d'une période glorieuse du cinéma français qui n'aurait pas non plus existé sans d'autres incarnations du génie populaire comme Arletty, Simon, Jouvet, Carette, Ventura.
Depuis les années 1930 (La Belle Équipe, Les Bas-Fonds, Le jour se lève) jusqu'à une période plus récente (Le rouge est mis, Voici le temps des assassins, Le Chat), Bernard Sichère nous fait partager sa passion pour ce cinéma habité et charmé par Gabin.
Bernard Sichère est professeur de philosophie à l'université de Paris VII. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont notamment Le Nom de Shakespeare (Gallimard, 1987), Le Rire des dieux (Grasset, 1993), Le Dieu des écrivains (Gallimard, 1999) et Pour Bataille (Gallimard, 2006).
La revue de presse Daniel Rondeau - L'Express du 19 octobre 2006
Bernard Sichère est un professeur de philosophie à la curiosité étendue. Après avoir écrit sur Shakespeare, Merleau-Ponty et Bataille, le voici qui se penche avec passion et sérieux sur la carrière de Jean Gabin, cet acteur à la «grâce infuse» que Renoir trouva à sa disposition et qui habita les plateaux et les écrans du cinéma français pendant plus de trente ans sans discontinuer (1936, la Libération, les années 1960). Le cinéma et le peuple sont au programme du livre de Sichère. Le Dr Freud se tient derrière la porte du philosophe et lui souffle quelques commentaires - sur la virilité, sur la femme fatale ou sur Gueule d'amour, film de Jean Grémillon.
Les premières lignes
Extrait de l'introduction :
Je ne m'intéresse nullement ici à un individu nommé Jean Moncorgé, à ses amours, à sa vie personnelle, à ses bonheurs comme à ses déboires : seuls peuvent en parler ceux qui l'ont connu, ses amis, ses proches, sa famille. Je veux raconter à ma manière, avec mes souvenirs, mes émotions, l'histoire d'un corps et la manière dont ce corps singulier a habité le cinéma en lui donnant le meilleur de lui-même. Si ce livre porte dans son titre le nom d'un acteur, de cet acteur-là, c'est évidemment d'abord parce que j'aime les acteurs, parce que je les ai toujours aimés. Mais j'aime aussi ce cinéma, celui d'alors, avec passion, un cinéma qui n'existe plus, qui ne reviendra pas, qui toutefois n'est pas mort : sa lumière brille toujours pour ceux qui ont consenti et qui consentent encore, pour un temps, à se laisser éblouir par lui. Ce cinéma fut conçu pour les acteurs et, sans eux, il n'aurait pas existé. Si parmi eux Gabin plus que d'autres m'importe et me touche, c'est parce qu'il a traversé comme personne cette période glorieuse qui va, en somme, du Front populaire au gaullisme des années 60, après quoi, on le sait, ce sera la Nouvelle Vague avec sa fraîcheur, sa novation, ses diktats et ses malentendus, son repli rapide.
Ce cinéma fut glorieux parce qu'il sut s'approprier des genres qui lui préexistaient (la comédie, la tragédie, le roman populaire, le mélodrame) en les faisant incarner par des corps singuliers qui eux non plus ne reviendront pas. C'est que ces corps étaient ceux du peuple d'alors, que ce peuple soit saisi dans la riche complexité de sa vie quotidienne, dans ses rêves de gloire toujours un peu naïfs, ou à travers les milieux qui le bordaient, mondes de la pègre, de la haute bourgeoisie ou de l'aristocratie survivante. Quelques monstres qu'on dit «sacrés» relevèrent très tôt vers les cimes : un Michel Simon, un Jouvet, une Arletty demeurent des présences incomparables plus encore que des comédiens talentueux. Que Simon rencontre Arletty (Circonstances atténuantes), qu'il croise Jouvet (La Fin du jour de Duvivier), ou que ce dernier dialogue avec Gabin (Les Bas-Fonds de Renoir), nous pouvons nous attendre à la merveille, celle qui nous touche en plein coeur devant Hôtel du nord ou ce Casque d'or de Becker qui ne serait rien, certes, sans la beauté animale de Signoret, mais rien non plus sans la droiture populaire de Reggiani, de Bussières, de tous les autres.
Auteur : Bernard Sichère
Date de saisie : 16/12/2006
Genre : Cinéma, Télévision
Editeur : M. Sell éditeurs, Paris, France
Prix : 18.00 € / 118.07 F