Un demi-siècle après le tournage du film de Robert Enrico dans le massif vosgien, Jean-Pascal Voirin évoque le souvenir des Grandes gueules dans un documentaire chargé d’émotion. par Michel BITZER
J ean-Claude Rolland ? Il se donna la mort par pendaison en 1967, deux ans après le tournage du film. Bourvil ? Disparu en 1970. François de Roubaix ? Victime d’un accident de plongée aux Canaries en 1975. Lino Ventura ? Décédé en 1987. Puis Jess Hahn en 1998, Robert Enrico en 2001, Michel Constantin en 2003, José Giovanni en 2004, Hénia Suchar en 2010… Les principaux protagonistes des Grandes gueules ont tous rejoint le cimetière des éléphants. Une véritable hécatombe ! Aussi, il était grand temps de rappeler les souvenirs laissés dans les Hautes Vosges, au printemps 1965, par Robert Enrico et ses comédiens.
« J’accumulais des documents sur ce tournage depuis 1982. J’avais notamment réussi à récupérer un important jeu de photos en noir et blanc du photographe de plateau », confie Jean-Pascal Voirin, se rappelant avec émotion sa première expédition au lieu-dit Le Cellet, à quelques kilomètres de Gérardmer, où avait été reconstituée la scierie dirigée par Bourvil dans le film. « Je venais juste d’avoir 11 ans en 1972 quand mon père m’a emmené dans cette forêt où apparaissait comme par magie une petite clairière. Il ne restait que les soubassements de la scierie, car elle était ra vagée par un incendie à la fin du film. Tout a été rasé dans les années quatre-vingt pour construire un bâtiment qui sert de salle des fêtes. Le totem avec le nom des acteurs a été foudroyé et il n’y a plus aujourd’hui qu’une plaque clouée sur un arbre… avec une faute d’orthographe dans le nom de Jean-Claude Rolland ! »
Puis José Giovanni revint à Gérardmer en 1976 pour un hommage à François de Roubaix, emporté prématurément par sa passion pour la plongée sous-marine. Et Robert Enrico fit le pèlerinage au Cellet à l’occasion de la toute première édition de Fantastic’Arts, en 1994. Passionné par la photographie – il avait repris en gérance le commerce d’un oncle à Gérardmer –, Jean-Pascal Voirin n’avait alors à son actif qu’une modeste vidéo sur la fête des Jonquilles. « Le numérique a tout changé, explique celui qui est devenu dans l’intervalle responsable du cinéma du casino géromois. J’ai fait un premier documentaire assez basique, du genre diaporama amélioré, sur les gares et sur les trains vosgiens. Puis un second sur l’église de Gérardmer à l’occasion du 50 e anniversaire de sa reconstruction. » Avant d’être repris par le virus des Grandes gueules et « d’essayer d’approcher à ma façon ces hommes qui étaient des mythes ».
En 1965, Bourvil sortait du triomphe – plus de onze millions de spectateurs – du Corniaud de Gérard Oury. Et Lino Ventura avait déjà Les tontons flingueurs, Cent mille dollars au soleil et Les barbouzes à son actif. Mais José Giovanni, malgré le succès de plusieurs adaptations de ses romans – Le trou par Jacques Becker, Classe tous risques par Claude Sautet et bientôt Le deuxième souffle par Jean-Pierre Melville – dut ferrailler avec les producteurs pour imposer derrière la caméra Robert Enrico, jeune cinéaste qui avait obtenu une Palme d’Or à Cannes puis un Oscar à Hollywood pour son court-métrage La rivière du hibou. Et qui, en transposant à l’écran Le Haut-Fer de Giovanni, allait signer un film que l’on qualifia assez justement de « western français ».
Car on se castagne sans retenue dans Les grandes gueules ! « Lino Ventura fut ainsi blessé à une cheville lors de la scène de bagarre à la fête foraine. On fit appel à un rebouteux du coin pour soulager la douleur, mais il boita jusqu’à la fin du tournage », glisse, parmi d’autres anecdotes, Jean-Pascal Voirin. La scène fut tournée à Vagney. La mairie de Gérardmer prêta, elle, son cadre à une vente de bois. Et une chambre de l’hôtel de la Jamagne abrita la scène d’amour entre Jean-Claude Rolland et Hénia Suchar. Enfin l’équipe se déplaça en Meurthe-et-Moselle pour filmer des abattages d’arbres et le chargement de billes sur des wagonnets à Val-et-Châtillon, puis la rencontre de Lino Ventura et Marie Dubois à Cirey-sur-Vezouze.
Restait à dénicher les documents pour étayer son propos. « Et la chance m’a souri, convient Jean-Pascal Voirin. J’ai d’abord récupéré deux cents diapositives couleur de Robert Galli, le propriétaire de l’hôtel-restaurant La Réserve qui venait leur livrer le repas de midi sur le tournage et e n profitait pour faire des photos. Puis j’ai mis la main sur deux films d’amateurs de Michel Klein, un collectionneur de Neufchâteau, et Michel Géhin, un ancien photographe de Cornimont, qui comportent des séquences inédites tournées à Vagney et des images très rares de Bourvil et Ventura entre deux prises. »
Le plus dur restait à négocier : les extraits du film. « Les droits étaient bloqués car Michel Ardan (qui produira ensuite Les bidasses en folie de Claude Zidi et Les assassins de l’ordre de Marcel Carné, NDLR.) n’avait pas fait le nécessaire. Le film ne pouvait même plus êtr e diffusé en salle ! Peu avant sa mort, Giovanni est allé se battre au tribunal pour les racheter. Puis ils ont été récupérés par son fils Paul et par Jérôme Enrico, le fils de Robert, qui m’ont donné l’autorisation d’utiliser des extraits. » Même parcours du combattant pour la musique de François de Roubaix, dont Claude Vanony reprend le thème à l’harmonica dans Le fabuleux destin des grandes gueules. « C’est Patricia de Roubaix, la fille de François, qui m’a finalement mis en contact avec l’éditeur suisse Sido Music, détenteur des droits. Et ils m’ont signé un contrat alors que j’étais en train de finaliser le montage de mon documentaire. »
Et puis il y a l’intarissable Marcel Ravel, un ingénieur marié à une fille de la région qui fut promu responsable des effets spéciaux après avoir bricolé une douche avec un bidon ! « Robert Enrico l’a gardé à ses côtés pendant les neuf semaines du tournage, du 10 mai au 14 juillet, dont huit sous la pluie ! » Mais le réalisateur avait déjà du métier malgré son jeune âge. « Toutes les scènes de Vagney furent tournées en deux jours. » Et il parvint à convaincre Bourvil qu’il faisait fausse route « en cherchant à tirer le film vers le rire » en lui faisant visionner les premiers rushes un soir au cinéma du casino.
Les grandes gueules est au contraire un grand film d’action dramatique, où l’habileté de Bourvil, héritier d’une scierie qu’il veut faire revivre malgré la concurrence, contrebalance l’énergie que dégage Ventura, en repris de justice qui lui suggère d’embaucher des libérés conditionnels pour faire tourner la boutique. Le film sortira le 22 octobre 1965 sur les écrans et attirera près de 4 millions de spectateurs. Il permettra à Robert Enrico de tourner dans la foulée Les aventuriers… et il laissera des souvenirs encore vivaces dans les Vosges.
Jean-Pascal Voirin viendra présenter
Le fabuleux destin des grandes gueules
le jeudi 10 mai à 21 h, au cinéma Casino,
8, rue de Franchepré, à Jœuf (entrée gratuite).
On peut se procurer ce documentaire en DVD
sur le site www.les-grandes-gueules.com
par Michel BITZER
Source:
Le Républicain Lorrain
http://www.republicain-lorrain.fr/actualite/2012/04/29/fort-en-gueules