Lino Ventura: Les sauts de l'angePar Olivier Rajchman, publié le 02/03/2009 à 10:26 - mis à jour le 24/03/2010 à 14:04
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"La première expression de Lino au cinéma a été la violence, mais c'était malgré lui", Odette son épouse.
Il est temps de redécouvrir Lino Ventura, l'un des plus grands acteurs français. Instinctif, sensible, exigeant, l'homme, comme l'artiste, n'en cultivait pas moins le doute. Et les risques pris dans sa vie furent de vrais paris...
Chez Ventura, l'être ne se dissociait pas du comédien. Même s'il existait un léger décalage entre Lino et son reflet de cinéma. À l'image du lutteur acceptant d'adapter les règles de son sport au spectacle du catch. Ou de l'homme refusant les artifices mais se pliant, avec sincérité, aux métamorphoses de son art. Comme si les apparences ne disaient pas tout. «Ce qui m'intéresse, reconnaîtra l'acteur, c'est d'avoir l'air monolithique et de ne pas l'être : qu'il y ait des failles dans le bloc.» Nul visage plus que le sien, puissant et buriné, n'exprima ainsi, avec autant d'intensité, le désarroi ou l'incompréhension. Des sentiments qui venaient de son enfance et du deuil tôt fait de ses illusions.
Né à Parme, le 14 juillet 1919, Angiolino Ventura a 7 ans lorsqu'il quitte l'Italie, avec sa mère. À Paris, il pense retrouver son père, voyageur de commerce. Mais quand ils arrivent à destination, Giovanni Ventura n'est plus là, laissant femme et enfant dans l'embarras. Sans le sou, ne parlant pas français, Luisa Borrini trouve un emploi de vendeuse et confie son fils à l'école de la république, qui est aussi celle du mépris. «Si Lino a été en position de défense permanente, cela vient de sa jeunesse d'immigré, expliquera son ami, le metteur en scène Claude Pinoteau. Du fait de sa langue, il avait un retard sur les autres et était mis à l'écart. C'est là qu'il a commencé à se battre.»
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Ventura part du principe qu'il connaît ses limites, ce qui est faux. Je suis persuadé qu'on peut tout lui demander" Jean-Pierre Melville.
Délaissant l'enseignement scolaire pour l'école de la rue, Ventura n'a que 8 ans lorsqu'il décroche son premier travail, nettoyant, dans des lavoirs d'arrière-cours, les bouteilles de préparation pour pharmaciens. Successivement vendeur de journaux, groom, livreur, il est aussi mécanicien. À chaque fois pour peu de temps. Question de tempérament. «Il aurait pu mal tourner, dira le producteur Alexandre Mnouchkine, mais Lino naviguait dans des milieux difficiles où le sens de l'honneur existait. Et, avec sa vision du bien et du mal, il a décidé d'être un homme honorable.»
Faisant seul son éducation, l'adolescent se met à dévorer les classiques de la littérature et court voir Spencer Tracy et Humphrey Bogart dans les cinémas de quartier. Au point d'adopter le parler d'un titi parisien et de marcher les épaules rentrées comme James Cagney ou Jean Gabin. Le sport complète sa formation. À 16 ans, poussant la porte d'un gymnase, Angiolino découvre la lutte gréco-romaine, son humilité, sa fraternité. Il s'y forge, selon ses termes, «une mentalité de gagnant». Le temps de traverser la guerre et ses inconvénients. Ventura, qui refuse d'abdiquer sa nationalité italienne, doit en effet se cacher pour ne pas être enrôlé dans l'armée mussolinienne. Cette semi-clandestinité ne l'empêche pas d'épouser, en 1942, Odette Lecomte, son amour de jeunesse. Prenant leur destin en main, Lino abandonne la lutte, sport amateur, pour le catch qui attire les foules et s'avère plus rémunérateur.
Du tapis au ring, Angiolino Ventura, devenu Lino Borrini, fait les beaux jours de la salle Wagram et du Cirque d'hiver. Il y apprend, selon Francis Veber, «le contact direct avec le public», et trouve, avec Henry Cogan, son adversaire de prédilection. Lequel le blesse un jour, à l'issue d'un vol plané. Atterrissant sur des chaises en ferraille, Lino écope d'une double fracture ouverte à la jambe droite. Perdu pour la pratique, il se reconvertit en organisateur de combats. Jusqu'en 1953. Cette année-là, Jacques Becker cherche pour
Touchez pas au grisbiun acteur de complément, de type italien. Le film, un polar, doit relancer la carrière de Jean Gabin. Contacté par l'intermédiaire d'un de ses amis producteur, Lino pense qu'on veut recruter l'un de ses poulains pour une scène de bagarre. Reçu par Becker, il croit à une mauvaise blague. Lui, faire le comédien ? «Et si je vous proposais un combat de boxe avec Marcel Carné ?» lance-t-il, agacé. Qu'importe si, pour la production, il est le personnage. Malgré un essai concluant, Ventura rejette l'offre avant de réclamer, pour son rôle, un million. Pure provocation...
Sauf pour Becker, qui veut l'avoir quel que soit son prix. Nouvelle exigence le premier jour de tournage, lorsque Lino demande à rencontrer Gabin. Lequel le salue et lui serre la main. «S'il ne m'avait pas reçu, je serais reparti et n'aurais jamais fait de cinéma», confiera Ventura dont la présence, face caméra, s'impose d'emblée. «Personne ne savait son nom, observera Michel Audiard, mais tout le monde l'avait remarqué.» Seul, Lino continue de s'interroger.
Père de quatre enfants, il prend le cinéma comme un passe-temps, bien plus rassuré par ses activités de
match makeret de gérant d'une entreprise de layette. «Lino n'a jamais méprisé l'argent. Il l'aimait comme quelqu'un qui en avait manqué», rappellera Claude Lelouch, amusé que Ventura ait toujours préféré un bon salaire à d'hypothétiques bénéfices sur recette. Après deux ans d'hésitations, Lino finit, toutefois, par devenir acteur «pour de bon». Promenant sa silhouette dans des emplois de flic ou de gangster, il est rappelé par Gabin, puis émerge, opaque et inquiétant, avec
Ascenseur pour l'échafaudet
Montparnasse 19, avant d'exploser, comme vedette, en brute épaisse du
Gorille vous salue bien. Un personnage bien vite abandonné à Roger Hanin. «La première expression de Lino au cinéma a été la violence, se souviendra son épouse, Odette, mais c'était malgré lui...
REPOS DU GUERRIER
Acharné à enlever l'étiquette de «gros dur» qui lui colle à la peau, l'acteur rejette de nombreux scénarios. Un nouveau Ventura voit le jour, subtil et dramatique, avec
Marie-Octobre, et en antihéros tragique de
Classe tous risques. Une composition magistrale qui n'étonne pas son metteur en scène, Claude Sautet : «Dès le début, Lino a su instinctivement faire peur, être doux, émouvoir. Il avait ce sens de l'alternance du comédien, mais c'était sa nature.» Les années qui suivent ne font que le confirmer. Découvrant, avec Lautner, son rapport à la comédie en clown blanc des
Tontons flingueurs, il se coule, avec aisance, dans le baroud d'
Un taxi pour Tobroukavant d'explorer, en compagnie d'Enrico, les rivages de l'amitié virile, sur le versant rude des
Grandes gueulesou romanesque des
Aventuriers.
Entre-temps, la série noire ne l'a pas abandonné. Une condition, toutefois ; que ses gangsters aient une moralité. Sous le vernis des différents personnages qu'il incarne, Ventura affirme, en effet, vouloir «se retrouver». Peur de perdre son intégrité ou simple lucidité ? «À mon sens, prétend-il, un véritable acteur, c'est quelqu'un comme Laurence Olivier, capable un jour d'être Richard III, le lendemain de jouer dans
La dame aux camélias.» Parce qu'il n'a pas cette vanité, ce comédien d'instinct, qui n'a pas d'agent, se fie à son flair. Ainsi abandonne-t-il
Le vieux fusilà Noiret, dont il estime qu'il sera «
moins attendu» que lui dans le registre de la vengeance, et renonce-t-il à
La chèvre, malgré l'expérience de
L'emmerdeur, par crainte d'être «ridicule» en faire-valoir d'un Pierre Richard grimaçant derrière son dos.
Rares sont les cinéastes qui osent, sur ce terrain, contrarier Lino. Jean-Pierre Melville est de ceux-là, qui affirme : «Ventura part du principe qu'il connaît ses limites, ce qui est faux. Je suis persuadé qu'on peut tout lui demander.» Aussi lui fait-il rendre ses tripes sur le plateau du
Deuxième souffleavant de lui faire porter, malgré ses réticences, l'imperméable couleur de muraille du résistant de
L'armée des ombres. Pour ces films, dont il pressent l'importance, l'acteur accepte tout. Sauf l'absence de remise en cause d'un auteur dont Lino, tatillon, entend discuter les scénarios. Aussi, lorsque Melville lui demande d'incarner le commissaire du
Cercle rouge, Ventura refuse. Et creuse d'autres pistes tout au long des années 70.
Devenu avec l'âge plus dense et plus charismatique, il incarne, avec la même crédibilité, les juges en Italie, les mâles séducteurs mais dépassés chez Lelouch, les solitaires pour Pinoteau ou Deray, ainsi qu'un Jean Valjean idéal, en fin de parcours. Avec, toujours, les mêmes images qui courent. Celles d'une légende qui se protège plus qu'elle ne se dévoile. Si Lino est bien cet ami fidèle, pudique et exigeant, aimant à préparer la
pastapour ses proches, il est, en même temps, un être secret «qui ne vous tend pas la main au premier abord, selon Isabelle Adjani, afin de mieux vous observer et, le moment venu, vous ouvrir les bras.» Conservateur, il se tient à l'écart des combats de son temps mais ressent douloureusement le handicap de sa fille Linda, au point de faire fleurir l'association Perce-Neige au jardin des enfants «inadaptés». Mari d'une seule femme, il refuse, par respect pour les siens, de tenir une partenaire de cinéma dans les bras.Le repos d'un guerrier demeuré, au fond, inquiet. Son port d'attache. L'accomplissement d'une vie de lutte, également, avant que son coeur, un soir de l'automne 1987, ne le lâche.